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9 octobre, 2025
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Point de vue :  Quelle patrie pour les « sans »

La vie des « sans » – qu’il s’agisse de personnes sans permis de séjour, sans domicile, sans nationalité, sans terre, sans droits – ne peut être comprise que par rapport à la vie des « avec », pour ainsi dire, c’est-à-dire ceux qui bénéficient de ces choses généralement considérées comme acquises, dans une relation médiatisée par l’ensemble des institutions qui contribuent à légitimer et à maintenir ces inégalités. (Didier Fassin)

Je les ai vus, découverts, connus et parfois accompagnés, en Côte d’Ivoire, en Argentine, au Liberia, au Niger et à Gênes, dans une patrie que j’ai de plus en plus de mal à reconnaître comme telle. Il s’agit des « sans » dont parle Didier Fassin dans son livre « Les vies inégales ». Sans paix depuis des décennies. Sans voix depuis toujours. Sans représentation politique. Sans histoire digne d’être mentionnée selon les critères dominants. Sans identité pour les statistiques de la Banque mondiale ou des États. Sans visage.

Sans passé digne d’être raconté. Sans témoins autorisés du méfait. Sans voix au chapitre dans les choix économiques. Sans place digne de ce nom dans les religions officielles. Sans rues, monuments ou places qui leur soient dédiés. Sans nom à transmettre aux générations futures. Sans larmes à vendre sur le marché humanitaire. Sans savoir ce que demain leur réserve. Sans aucune certitude à offrir à leurs enfants. Sans Terre promise vers laquelle se diriger.

Je les ai vus, découverts, connus parce que j’en fais partie. Il s’agit des AVEC mentionnés par Fassin ci-dessus. Avec la possibilité de voyager partout. Avec des papiers en règle. Avec une maison à habiter et un jardin à entretenir. Avec des personnes âgées à protéger et des testaments à laisser. Avec une école pour apprendre à devenir des sujets dociles et, parfois, des citoyens. Avec de moins en moins de temps pour vivre trop de choses à la fois. Avec la possibilité de choisir ce qu’ils mangent et ce qu’ils font pour s’amuser.

Avec une maladie de l’esprit qui affecte l’imagination et rend ici les enfants superflus. Avec la tristesse de ceux qui ont perdu le chemin de la vie. Avec des yeux trop souvent incapables de lire le monde. Avec une bouche qui peine à prononcer des mots vrais. Avec une oreille sourde au cri qui traverse la mer. Avec des mains qui ont oublié comment s’ouvrir. Avec une mémoire vendue à la liste des courses. Avec un cœur devenu objet de spéculation immobilière. Avec la peur de ce que leur réserve le passé. Avec un compte en banque.

Ubi bene, ibi patria, la patrie est là où l’on se sent bien et donc là où la vie vaut la peine d’être vécue. Il s’agit d’une phrase latine attribuée à divers auteurs. Une patrie à inventer, car elle appartient de droit aux « sans ». L’avenir, qui leur a été volé depuis la nuit des temps, fournira le premier matériau de construction. Une patrie où l’entrée sera strictement interdite aux « avec ». Ils pourront y entrer à condition de lever les yeux et de tendre les mains, comme des mendiants, aux « sans » de l’histoire.

  Mauro Armanino, Gênes, octobre 2025

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