Lorsqu’il y a contradiction entre les intérêts des gouvernants et ceux des gouvernés, ces derniers ont peu de chance d’être préservés. Au Sahel, l’intérêt premier des gouvernants actuels est la sûreté de leur pouvoir qu’ils disent menacé de toutes parts par « la déstabilisation », en général, depuis l’étranger.
Il faut peut-être rappeler que la stabilité d’un pouvoir politique est une conséquence naturelle de sa légitimité et de sa légalité. Toute autre manière de rechercher la stabilité ne peut être qu’artificielle et donc violente.
La légitimité repose sur la consultation régulière des différentes catégories de la population en vue de leurs intérêts divers à travers un processus politique inclusif. La légalité repose sur la loi constitutionnelle et les institutions politiques, lesquelles donnent du corps et des balises à la légitimité. Les deux se soutiennent mutuellement. Pour paraphraser la formule de Kant, la légitimité sans légalité est vide, la légalité sans légitimité est aveugle.
Par exemple, l’instabilité du pouvoir sous les régimes démocratiques sahéliens provient du fait qu’ils se sont trop souvent passés de la légitimité en comptant sur la légalité pour se rendre acceptables. Tant qu’ils se sentaient légalement détenteurs du pouvoir politique, ils pensaient pouvoir ignorer la nécessité de construire une autorité légitime, ce qui revint au final à scier la branche sur laquelle ils étaient assis. En effet, la légalité seule ne pouvant soutenir leur pouvoir, ils ont dû souvent la supplémenter par l’autoritarisme, c’est-à-dire la force. Et nous savons ce que Rousseau disait de la force : « Sitôt que c’est la force qui fait le droit, l’effet change avec la cause : toute force qui surmonte la première succède à son droit ». C’est un cycle vicieux : plus le pouvoir se repose sur la force, plus il est instable, et plus il doit déployer de la force pour se stabiliser, et plus il a peur d’être déstabilisé.
À cet égard, la situation des gouvernants actuels du Sahel est radicale, puisqu’ils veulent se dispenser aussi bien de la légitimité que de la légalité, et ne compter que sur la force. Exclusivement. Réduire ses options à la force revient à avoir en permanence peur qu’une force opposée vienne vous surprendre. Il n’y a donc rien d’étonnant à ce qu’ils voient la menace partout, chez des gens exilés, chez des civils désarmés, à Paris, à Abidjan, à Abuja, à Cotonou. Sur un plateau télé bamakois, dans des groupes WhatsApp privés, dans les bureaux des ONG, dans les valises diplomatiques, ou simplement les valises de travailleurs turcs. Et bien sûr, au sein de la CEDEAO.
La CEDEAO pose un problème spécial aux gouvernants du Sahel
Y appartenir est source de deux menaces : menace normative puisque la CEDEAO postule que le pouvoir, parmi ses États membres, doit être au maximum légal et légitime. Nous savons bien sûr que tel n’est pas toujours le cas. Il y a d’énormes variations entre le pouvoir togolais, faussement légal et encore moins légitime, et son voisin ghanéen, scrupuleusement légal et soucieux de légitimité – avec tous les cas de figure entre les deux. Mais enfin, si vous faites partie du club, on peut vous faire honte de ne pas avancer vers le but. Les Haoussa disent, « A tarou a lalatché ». L’aspiration de la CEDEAO, souvent trahie mais toujours à l’horizon, c’est « A tarou a inganta ».
Et puis, il y a une menace politique dans le sens où le territoire de la CEDEAO est devenu un refuge proche pour ceux que les gouvernants considèrent comme leurs ennemis : personnalités exilées des régimes déchus, anciens leaders de la société civile et de la presse.
Notons que ce statut de refuge n’est pas nouveau. Les anciens régimes démocratiques ayant eu un fort côté autoritaire, particulièrement au Niger et au Burkina Faso (sous Blaise Compaoré), leurs opposants ont dû souvent aller s’abriter dans les pays voisins. Mais la peur des opposants étant bien moins forte à cette époque, ces régimes n’ont pas jugé nécessaire de se prémunir contre la CEDEAO.
Il n’en est pas de même des gouvernants actuels. L’exigence normative du « A tarou a inganta » requiert qu’ils prennent le chemin de la légalité et de la légitimité ; et l’intégration ouest-africaine, qu’ils acceptent que des citoyens sahéliens puissent résider en paix dans les pays voisins. Au vu des principes de leur pouvoir tels que décryptés plus haut, ces deux exigences sont inadmissibles.
Le hic, c’est que la CEDEAO n’est pas seulement un espace de liberté politique pouvant servir de refuge aux réprouvés et aux proscrits. C’est aussi et surtout un espace de liberté économique vital pour les populations sahéliennes. S’en extraire, c’est potentiellement pousser à un niveau de crise la contradiction entre les intérêts des gouvernants et ceux des populations. Une telle crise serait bien plus déstabilisatrice que toutes les menaces que les gouvernants craignent en ce moment.
La parade a été de maintenir les pays du Sahel hors de la CEDEAO tout en offrant de garder leurs frontières aussi ouvertes que s’ils en faisaient toujours partie. Cela préserverait la liberté économique des populations tout en donnant aux gouvernants la faculté de réguler l’ouverture des frontières suivant leur perception des menaces en provenance de l’espace CEDEAO. Par ailleurs, en tant que régimes extérieurs à la CEDEAO, les gouvernants n’auraient pas à traiter les gouvernements voisins suivant les règles de la diplomatie et de la courtoisie communautaires.
La CEDEAO n’a pas vraiment répondu à cette espèce d’entourloupe. Pour l’instant, son attitude consiste à, comme on dit, laisser le temps au temps. C’est sans doute l’attitude la plus sage, non pas dans l’idéal, mais du point de vue de ce qu’est la CEDEAO, c’est-à-dire une organisation quelque peu hétéroclite dont les principes sont souvent battus en brèche par ses dirigeants et qui ne bénéficie pas, de ce point de vue, d’un soutien actif des intelligentsias et leaders d’opinion ouest-africains.
Dans l’idéal, la CEDEAO monterait une stratégie poussant les gouvernants sahéliens à la table de négociation à partir de sa position qui, objectivement, est plus forte que celle de ces gouvernants. Le Sahel est, aujourd’hui, dans l’impasse, ce sont des pays bloqués. L’idée n’est pas de punir ou sanctionner, mais de débloquer la situation et de rétablir au plus vite un régime politique respirable pour les Sahéliens : mulkin sagni, pas mulkin zahi. Laisser le temps au temps, c’est prolonger le mulkin zahi.
Et bien sûr, il s’agit de reprendre la voie de l’unité africaine.
Il faut voir, à cet égard, que le problème principal de l’Afrique n’est pas qu’elle est une victime (de l’impérialisme occidental) comme le serinent les panafricains de droite et d’extrême droite qui ont aujourd’hui quartier libre au Sahel – c’est qu’elle est faible. Elle est victime de sa faiblesse, plus que des agissements d’étrangers plus forts. La seule manière de remédier à cette faiblesse est (1) s’autocritiquer (examiner ses faiblesses) pour se réformer, et (2) faire bloc avec le voisinage réel, celui avec lequel existent des intimités communes et des intérêts partagés. Les grandes puissances impériales du jour, les États-Unis, la Russie, la Chine, ont plus de coudées franches avec des petits États faibles pris séparément qu’avec des blocs d’États faibles présentant un front uni. Saper le processus de formation des blocs, c’est véritablement trahir l’Afrique et la condamner à répéter son histoire d’éternel ballon dans les matchs entre les puissants (comme le match France-Russie dans lequel les ballons « Sahel » et « RCA » ont permis au Kremlin de marquer des buts contre l’Élysée).
Bref, on ne peut que rêver du jour où l’équipe CEDEAO sera enfin bien (re) constituée et en ordre de marche.
Dr Rahmane Idrissa