Par Elh. M. Souleymane
Le 1er sommet des Chefs d’Etat de l’Alliance des Etats du Sahel (AES) s’est tenu le samedi 6 juillet 2024, à Niamey, sous la présidence du général Abdourahamane Tiani, en présence du colonel Assimi Goïta du Mali et du capitaine Ibrahim Traoré du Burkina Faso. Un communiqué final et une déclaration dite de Niamey ont sanctionné cette rencontre. Mais au delà du discours et des professions de foi, il y a lieu de se demander quel est le bilan réel des juntes sahéliennes notamment sur la situation sécuritaire et les libertés fondamentales dans les trois pays ? Regard sur la situation des trois pays aux commandes des juntes sur fond de populisme et de propagande.
Dans la gestion d’une entreprise comme celle d’un Etat, dresser un bilan, évaluer les actions pour jauger si l’on est sur la bonne voie dans l’atteinte des objectifs, constitue le procédé le plus rationnel. Après la mise entre parenthèses des institutions démocratiques et républicaines au Mali, au Burkina Faso et au Niger, peut-on dire aujourd’hui que les arguments pompeusement annoncés par ces régimes militaires pour justifier la démolition desdites institutions tiennent vraiment la route ?
Dans le communiqué final du 1er sommet de l’AES, c’est assez surréaliste de lire : “Les chefs d’Etat ont exprimé leur satisfaction pour les succès enregistrés par la mutualisation de leurs efforts des trois Etats dans la lutte contre le terrorisme. A cet effet, ils se sont félicités sur toutes les victoires de l’espace de l’Alliance notamment celle de la libération de la ville de Kidal, symbole de la souveraineté et de l’unité retrouvée pour la République du Mali, étape charnière dans la lutte contre le terrorisme au Sahel”. Tout est rose. On dirait que ces chefs militaires vivent sur une autre planète en lieu et place de ce Sahel où les terroristes sèment la mort, le désespoir et le chaos.
Très malheureusement, certains citoyens de ces pays ont cédé au populisme des juntes militaires : ils ont sacrifié les libertés fondamentales pour se retrouver dans l’impasse. Les promesses sécuritaires s’avèrent être un mirage et les libertés publiques sont de plus en plus menacées. C’est en substance la triste réalité qui caractérise l’intrusion au pouvoir des juntes sahéliennes.
La maxime prêtée à Benjamin Franklin en dit long :« Un peuple prêt à sacrifier un peu de liberté pour un peu de sécurité ne mérite ni l’une ni l’autre et finit par perdre les deux ».
Au regard du contexte actuel de la zone dite des trois frontières sous la direction des militaires, il n’est pas exagéré de dire que les juntes militaires malienne, burkinabè et nigérienne ont apparemment atteint leurs limites objectives avec la dégradation de la situation sécuritaire. Dans cette zone jusqu’avant le 26 juillet 2023, force est d’admettre que le Niger, avec un civil, le président Mohamed Bazoum, aux commandes de l’Etat, s’en sortait mieux.
Mais la propagande et le populisme entretiennent l’illusion, il fallait faire rêver les sahéliens avec une utopie à savoir l’Alliance des Etats du Sahel (AES) où les militaires ont décidé d’autorité de sortir de la Communauté CEDEAO. Sans aucune consultation populaire, ils viennent de mettre les pays devant le fait accompli comme si ces régimes militaires seraient éternels.
Sur le terrain, il va sans dire que les terroristes ont marqué un coup d’arrêt à la posture d’autarcie et de défiance de la Communauté internationale par ces juntes qui se révèlent anachroniques et impuissantes face à l’hydre terroriste. Les peuples risquent d’être menés en bateau car la réalité est bien plus exigeante que le populisme.
Au Burkina Faso
La manipulation qui a eu raison de Paul Henri Damiba est loin d’être une embellie pour les burkinabè. L’armée aux commandes d’Ibrahim Traoré dit IB est loin d’inverser la tendance à l’insécurité et au chaos dans le pays.
Tenez : malgré la promesse du capitaine IB d’en finir avec les terroristes, des milliers de militaires burkinabè et volontaires pour la défense de la patrie (VDP) ont été décimés par des groupes terroristes de l’Etat Islamique au Grand Sahara (EIGS) et du Groupe de soutien à l’Islam et aux musulmans (JNIM). De proche en proche, Ibrahim Traoré ne contrôle pas les 2/3 du territoire Burkinabè, rapporte-t-on. Dans son discours au sommet de Niamey, il se gausse des démocrates malgré son bilan négatif aux commandes du Burkina. Les forces supplétives russes de Wagner n’ont aucunement pris le relais des forces internationales. Un véritable fiasco pour les juntes au pouvoir.
Au Mali
Selon un confrère, le bilan des militaires au pouvoir est, on ne peut plus, désastreux. « Malgré l’arrivée des Russes de Wagner, après le retrait des forces françaises de Barkhane, les militaires au pouvoir à Bamako affichent un bilan très mauvais sur le front sécuritaire. Et rien ne dit que nos frères maliens soient dans la bonne direction pour regagner leur souveraineté territoriale et retrouver sécurité et prospérité », peut-on lire sur Afrik.com.
Et le confrère de renseigner : « Les morts se suivent et se ressemblent, les exactions aussi. Loin de la capitale, les provinces maliennes ne connaissent ni répit ni espoir de développement. La cause : l’insécurité qui perdure et qui s’enracine, malgré les promesses du colonel Assimi Goïta et de son équipe, arrivée au pouvoir sur un coup d’État, en mai 2021…Aucune embellie ne se profile à l’horizon. Ni sur le plan sécuritaire ni sur le plan démocratique ».
Dans le contexte actuel, les maliens sont à mille lieues de la sécurité et aussi des libertés fondamentales. En février 2022, nous écrivions : « Dans l’œuvre de démolition des régimes démocratiques en Afrique de l’Ouest, le cas du Mali constitue un exemple type de fuite en avant, une régression démocratique et des relations internationales dans ce pays. Sous Goïta, le Mali a fait le choix de la facilité sur fond de ‘’victimisation et martyrisation’’, pour parler comme le diplomate malien Cheikh Sidi Diarra. Si ça ne va pas au Mali, c’est la faute de la France et des autres. Et on impose au peuple cette pensée unique, érigée en philosophie politique comme s’il suffisait de se replier sur soi pour transformer la réalité ». La répétition d’un mensonge ne fait pas de celui-ci une vérité, répliquait Lionel Zinsou à Patrice Talon. A l’épreuve des faits, les tombeurs d’Ibrahim Boubacar Keïta comme ceux de Roch Marc Christian Kaboré ou de Bazoum peinent à convaincre leurs concitoyens et les sahéliens en général.
Au Mali, pour rouler le peuple dans la farine, Goïta a mené une opération de charme avec les mercenaires de Wagner. La prise de Kidal qui est vendue comme ‘’ une étape charnière dans la lutte contre le terrorisme au Sahel’’ n’est qu’un stratagème de la junte pour s’accrocher au pouvoir au Mali. Les terroristes continuent impunément de sévir sur le pays et des pans entiers échappent au contrôle de la junte. Alors qu’au mois de juin 2024, le Mali a été marqué par plusieurs explosions d’EEI (Engins explosifs improvisés) à l’est de Diabaly, près du village de Massadougou et à l’Est de Tessalit causant plusieurs victimes, le pays connait également des attaques de l’Etat islamique au Grand Sahara. Ainsi le 23 juin un convoi FAMA qui circulait à proximité du village de Tin-Atassen, cercle d’Ansongo, région de Gao, a été attaqué et une quinzaine de soldats maliens sont morts, apprend-on. Par ailleurs, le 25 juin des éléments du JNIM (Jama’at Nasr al-Islam wal Muslimin) ont mené des attaques simultanées sur plusieurs villages à environ 8 km en périphérie nord de Bankass, commune et cercle du même nom, région de Bandiagara. Il s’agit des villages de Sondol, Kourounde, et Sogou Dourkoun. Cette attaque a provoqué la mort de 4 personnes dont un chasseur dozo, renseignent des sources bien informées.
Le 27 juin, des hommes armés non identifiés ont incendié des camions de transport de marchandises qui circulaient sur la RN 16 en direction de Gao depuis Sévaré, apprend-on. L’incident s’est produit dans le secteur de Boni, entre Douentza et Hombori, région de Douentza, apprend-on. Et la liste est longue depuis la prise du pouvoir par les militaires au Mali.
Au Niger
Nous rapportions, dans notre édition du jeudi 13 juin dernier, que la question sécuritaire et la gouvernance ont été les deux prétextes avancés par la junte pour s‘emparer du pouvoir. Ces prétextes ont été repris par Tiani dans ses prises de parole publiques. En effet, il n’est un secret pour personne que la situation sécuritaire s’est dégradée davantage depuis le 26 juillet avec la persistance des attaques terroristes qui endeuillent les populations nigériennes.
Les paroles fortes du président du CNSP sur la nécessité de revoir l’approche sécuritaire n’ont malheureusement pas été suivies d’actions concrètes et efficaces pour protéger les citoyens et assurer la stabilité du pays. Qu’est-ce qui peut expliquer ce paradoxe ? Motus et bouche cousue.
Sur le plan sécuritaire, le 25 juin 2024, des terroristes ont conduit une attaque contre des unités de l’armée nigérienne à proximité de la localité de Tassia (région de Tillabéri, ouest du pays), apprend-on. Le bilan serait très lourd, 47 soldats nigériens seraient morts et plus d’une quinzaine ont été blessés durant cette attaque. De nombreux civils ont été blessés ou tués lors de ces combats. La manière de procéder des assaillants semble désigner le JNIM (Jama’at Nasr al-Islam wal Muslimin). Il s’agit de la deuxième attaque de ce type dans cette zone, après celle de Boni, en mai 2024, qui avait causé la mort d’une quarantaine de militaires. Ce nouveau revers illustre l’intensification observée depuis le début d’année de l’activité opérationnelle du JNIM à la frontière nigéro-burkinabè.
La dégradation de la situation depuis le coup d’État contre le président Bazoum, en juillet 2023, montre l’échec de la politique sécuritaire de la junte nigérienne dirigée par le général Tiani.
En ce qui concerne la lutte contre la mauvaise gouvernance, les actions du CNSP ont soulevé des inquiétudes. L’ordonnance 2024-05, conçue pour faciliter des dépenses en dehors des procédures légales, a suscité des critiques quant à l’utilisation des ressources publiques. Au lieu de mettre fin à la corruption et à l’impunité, le CNSP semble avoir ouvert la voie à des pratiques douteuses qui vont à l’encontre des intérêts du peuple nigérien.
Impasse sécuritaire et libertés sacrifiées…
Face à la crise multiforme, les juntes sahéliennes mettent les libertés entre parenthèses. Les maliens vivent une période difficile avec une augmentation des prix des produits très importante, des coupures de courant à répétition et des enlèvements fréquents. A cela s’ajoutent les arrestations arbitraires. Ainsi le 20 juin, onze opposants à la junte ont été arrêtés à Bamako au seul motif qu’ils n’avaient pas la permission de se réunir, les partis politiques n’ayant pas le droit de mener des activités au Mali depuis le 11 juin. A cette date, la junte a, en effet, pris un décret suspendant les partis politiques et les associations à caractère politique. Là-dessus la Haute Autorité de la Communication a obligé tous les médias à ne pas diffuser ou publier d’informations concernant les partis politiques, apprend-on.
En avril dernier, dans un communiqué de presse, Amnesty international écrivait : «Face aux attaques répétées, le droit à l’information doit être protégé » au Burkina Faso. Les autorités doivent cesser les attaques et menaces contre la liberté de la presse et la liberté d’expression et protéger les journalistes, déclare Amnesty International après la suspension de médias et l’expulsion de journalistes occidentaux notamment. Et selon certains observateurs, il y a aujourd’hui au Burkina, comme qui dirait l’autre, la mise en place d’un régime autoritaire.
En effet, outre le musellement des citoyens, le régime, à travers des arrestations d’opposants politiques, de journalistes et d’acteurs de la société civile, semble glisser vers « une dérive autoritaire afin d’assurer sa survie », indique-t-on. Une véritable « chasse aux sorcières s’instaure au pays des hommes intègres », apprend-on. Selon une source contactée par nos soins : « Activistes des organisations de la société civile, opposants, bref toutes les personnes considérées comme mal pensants par le régime en place subissent des menaces dans le sens d’obtenir leur silence. Dans ce sens, de nombreux influenceurs rapportent avoir été contactés par des militants du régime et par des forces de police qui leur ont demandé de choisir entre la prison et le soutien au régime ». Il est triste de constater que ni le départ de Kaboré ni celui de Damiba n’ont amené l’embellie attendue au Faso. Ces hommes sont passés, mais le problème sécuritaire demeure avec plus d’acuité.
« La lutte contre les groupes armés et l’insécurité ne sauraient être un prétexte pour restreindre les libertés de la presse et les droits des citoyens à accéder à l’information. L’expulsion des correspondants des journaux Libération et Le Monde, et la suspension de la chaîne de télévision France 24 marquent un tournant inquiétant de violation du droit à la liberté d’expression par les autorités », s’indigne Samira Daoud, Directrice régionale pour l’Afrique de l’Ouest et du Centre à Amnesty International. Sous IB, journalistes, opposants politiques et acteurs de la société civile sont déportés et enrôlés comme VDP sur le théâtre des opérations militaires aux prises avec les terroristes !
La situation des droits humains n’est guère reluisante au Mali où le régime a instauré le règne de la pensée unique. Le rapport mondial sur les droits humains en 2023 est cinglant : « Les autorités ont placé en détention plusieurs détracteurs du gouvernement, pour certains pendant plusieurs mois sans procès. Plusieurs d’entre eux ont été arrêtés sur la base d’accusations fallacieuses et torturés en 2021. En janvier, les forces de sécurité ont arrêté et détenu pendant six mois Dr Étienne Fakaba Sissoko, un professeur d’économie, après qu’il avait critiqué des nominations au gouvernement, qualifiant ses propos de « subversifs ». Le chef du parti Solidarité Africaine pour la Démocratie et l’Indépendance (SADI), Dr Oumar Mariko, aurait quitté le pays après avoir été détenu en décembre 2021, puis menacé d’être placé une nouvelle fois en détention pour avoir dénoncé les abus de l’armée ».
Au Niger, c’est l’Association des jeunes avocats du Niger (AJAN) et Transparency International, Section du Niger, qui ont dénoncé la recrudescence de violations des droits humains à travers les arrestations extrajudiciaires et l’impossibilité pour les avocats de défendre leurs clients. Ces structures ont dénoncé également l’incapacité de la justice à faire respecter et exécuter ses propres décisions. Le silence assourdissant de nos magistrats face à la négation des droits humains est, on ne peut plus, révoltant. La bloggeuse et journaliste Samira Sabou a été enlevée, pendant une semaine, sa famille était sans nouvelle de l’activiste avant de retrouver sa liberté. Que dire alors des proches et partisans du président Bazoum arrêtés sans raisons objectives ? Depuis quelques mois, les journalistes Ousmane Toudou et Soumana Idrissa Maiga de l’Enquêteur croupissent dans les prisons de Kollo et de Niamey pour leurs opinions !
Paradoxe : le 1er sommet des chefs d’Etat a instruit pour une grande implication des médias publics et privés dans la communication de l’AES, pour mieux la faire connaitre des populations. Sont-ils convaincus de l’importance et du symbole que représentent les médias qu’ils menacent quotidiennement la liberté de la presse et embastillent des journalistes pour leurs opinions ? Erreur d’appréciation sans doute : il aurait fallu requérir l’adhésion des populations avant de lancer le projet AES.
Pendant ce temps, la situation sécuritaire du Niger s’est fortement dégradée. Ceux qui, hier, dénonçaient le péril sous Bazoum sont aujourd’hui sans voix tant ils ont cédé aux chants de sirène de la junte au pouvoir. En réponse, les généraux s’emmurent dans une posture iconoclaste avec comme armes : le populisme et la propagande. Roulés dans la farine, les citoyens qui ont tout sacrifié ne savent plus à quel saint se vouer.
Ce tableau sombre sur l’intrusion des juntes sahéliennes au pouvoir en dit long sur les limites de leur populisme et propagande. La création de l’AES, une sorte d’éléphant blanc, est un vrai challenge qui s’assimile à un défi d’éternité de ces trois juntes sahéliennes et aussi un risque pour les trois pays enclavés dont la situation sécuritaire et socioéconomique est très précaire. L’AES pourra-t-elle survivre à ce double challenge ? La question reste posée.
Elh. M. Souleymane
L’Autre Républicain du jeudi 11 juillet 2024