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12 octobre, 2024
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Tribune : L’inconsistance du procès de la démocratie après chaque coup d’État en Afrique de l’Ouest

Après chaque coup d’État et chaque grave crise politique violente en Afrique, nombre de journalistes, d’observateurs, d’analystes et de citoyens ordinaires mettent en accusation « la démocratie ». Ce n’est pas toujours clair s’ils mettent en cause le choix d’un système politique – incarné par les textes constitutionnels nationaux – qui correspond à ce qu’on associe à une « démocratie », s’ils dénoncent le fait que le fonctionnement politique réel ne corresponde pas aux principes démocratiques ou s’ils estiment que la démocratie, lorsqu’elle est effective, ne produit pas les résultats escomptés attendus par les populations, en termes d’amélioration de leurs conditions.

Ce qui n’est jamais clair également, c’est la proposition alternative au système démocratique : s’agit-il de rompre tout lien de redevabilité, de contrôle et de sanction entre les gouvernants et les gouvernés et de confier la direction des pays à une autorité politique suprême – un monarque dont il faudrait tout de même déterminer les modalités de désignation ? S’agit-il de retourner à des systèmes de parti unique comme le continent en a connus beaucoup pendant des décennies ? S’agit-il de faire revivre des systèmes de gouvernement qui ont existé dans différentes parties du continent à une époque lointaine avant la déstructuration des sociétés africaines par les colonisations européennes ?

S’agit-il de valider chaque prise de pouvoir par le plus fort, le plus gradé ou le plus rusé au sein des forces armées et d’espérer finir par tomber, au gré des coups d’État successifs, sur le bon président-militaire-dictateur-réformateur-intègre éclairé ? Ou s’agit-il de conserver le principe de base de la démocratie – le gouvernement par le peuple et pour le peuple – tout en élaborant des modalités et procédures différentes de celles qui sont en vigueur actuellement et qu’on associe à la démocratie occidentale importée – en ignorant d’ailleurs la diversité des systèmes démocratiques occidentaux ?

Mais je voudrais surtout poser d’autres questions simples en ce moment de grand désordre, de grande confusion sur ce qu’il arrive à plusieurs pays de notre région ouest-africaine, ce moment où se révèle de manière spectaculaire la profondeur des fractures et des divergences au sein des opinions publiques, au sein des sociétés sahéliennes et au-delà, sur les orientations fondamentales à donner aux pays de la région sur le plan du système politique, de la place et du rôle des forces armées, de l’importance à donner à la protection des droits humains, de la manière de gérer les relations internationales en général et de la manière de redéfinir les relations avec l’ancienne puissance coloniale, la France, les puissances occidentales et les puissances non occidentales émergées ou émergentes.

Alors voici mes questions dans un grand désordre : Est-ce la faute au choix de systèmes politiques fondés sur des principes démocratiques si ces principes sont systématiquement foulés aux pieds et contournés par les acteurs politiques et les plus hauts responsables des institutions publiques ? Est-ce la faute aux principes démocratiques si on a choisi de ne pas créer les conditions de l’indépendance et de l’équilibre des pouvoirs pour limiter les risques d’abus par celui qui exerce le pouvoir exécutif, les chefs d’État ?  Est-ce la faute à l’option démocratique si on a fait le choix de ne pas réfléchir sérieusement sur la régulation impartiale des partis et des activités politiques, y compris sur les règles devant encadrer leur financement ?

Est-ce la faute à la démocratie si on se satisfait des dysfonctionnements, de la faiblesse et de la dépendance des institutions judiciaires à l’égard des gouvernements ou d’autres forces politiques, économiques ou sociales ? Est-ce la faute au choix du système démocratique si on décide de la politisation de toutes les administrations publiques et qu’on fait primer l’allégeance politique sur la compétence pour toutes les nominations aux fonctions publiques importantes ? N’y a-t-il pas de pays démocratiques dans le monde où des règles précises délimitent le champ des nominations politiques et préservent l’essentiel de l’appareil d’État des dérives résultant de la politisation à outrance ?

Est-ce la faute à la démocratie – dans ses principes – si on a laissé prospérer la corruption, les malversations, toutes les formes d’enrichissement illicite dans l’exercice de fonctions publiques, détruisant évidemment l’image de tous ceux qui incarnent l’exercice du pouvoir politique et le pilotage de l’État ? En termes plus simples, la démocratie prescrit-elle la corruption et est-elle plus vulnérable à la corruption que les systèmes non démocratiques ? Qui a dit que l’option démocratique était incompatible avec une tolérance zéro pour la corruption ? N’y a-t-il pas à la fois des pays démocratiques très corrompus et des pays démocratiques dont le niveau de corruption est particulièrement bas ?

Est-ce la faute à la démocratie si on ne fait rien ou si peu de choses pour intégrer dans les programmes scolaires de nos pays l’explication aux enfants des coûts énormes de la corruption pour l’ensemble de la société et pour leur propre avenir ? Est-ce que les exportateurs occidentaux de la démocratie importée nous empêchent de faire des campagnes de sensibilisation sur la notion de bien public, d’intérêt général et de nous inspirer de ce qui se fait ailleurs, dans quelques pays asiatiques et d’Europe du Nord qui maintiennent un niveau bas de corruption dans le fonctionnement de l’État ? (Je parle bien de niveau bas, pas d’élimination de la corruption, ce qui est parfaitement irréaliste comme objectif).

Est-ce donc la faute à la démocratie si on confond le chantier de la construction de démocraties substantielles avec le chantier tout aussi important de la construction d’États forts, présents, efficaces et bienveillants pour les populations ? Ne sommes-nous pas capables nous-mêmes de faire cette distinction et de ne pas nous laisser abuser par ceux qui veulent nous faire croire que le choix du système démocratique produit automatiquement des États forts et efficaces ?

Ne pouvons-nous pas observer le vaste monde et comprendre qu’il n’y a pas d’alternative à l’investissement dans l’éducation, la formation, la culture, la science, la recherche et les institutions pour disposer de femmes et d’hommes qui peuvent transformer positivement leurs pays, et que cela aussi n’est pas un sous-produit garanti du choix d’un système démocratique ? La démocratie nous empêche-t-elle de doter nos États et nos organisations régionales d’institutions formelles et informelles de veille stratégique, de réflexion prospective et d’essayer, malgré les moyens limités, de grignoter des espaces d’autonomie pour défendre au mieux les intérêts les plus vitaux de nos États sur le plan de la sécurité et des ressources ?

Et s’agissant de cette critique récurrente de l’inadaptation des systèmes démocratiques importés et imposés aux spécificités culturelles des pays africains, qu’est-ce qui nous a empêchés jusque-là de donner un contenu concret, par des politiques publiques, aux grands principes figurant dans les préambules des constitutions sur le respect et la valorisation de la diversité culturelle et linguistique de nos pays, sur l’impératif de la préservation de nos identités culturelles multiples ? Qui nous empêche de faire preuve de créativité et d’innovation institutionnelle dans nos textes constitutionnels ?

La liste des questions que je pourrais poser est sans fin. Je termine, un peu par paresse, par cet extrait d’un article intitulé « L’Afrique n’a pas besoin de démocratie « kpayo », que j’avais écrit en 2015 (Article publié par Géopolitique africaine, N°53/54, 1er trimestre 2015) :

« L’option démocratique, réduite à la réalité de l’exercice de la souveraineté du peuple, ne permettra pas aux pays africains de résoudre les graves problèmes immédiats auxquels sont confrontées leurs sociétés. C’est lorsqu’elle est substantielle, donc solidement installée dans les esprits des élites et d’une masse critique de citoyens, que la démocratie peut donner la pleine mesure de ses bienfaits, de sa capacité à résoudre les conflits de manière pacifique et à imposer aux différents groupes aux intérêts contradictoires des règles qui permettent de sauvegarder l’essentiel, une certaine idée de l’intérêt général.

Les démocraties africaines, aussi bien les plus avancées que les plus factices, sont très jeunes et devront attendre longtemps avant de prétendre bénéficier des avantages des démocraties consolidées. Pendant ce temps-là, elles ne seront nullement protégées des risques de reflux autoritaire, de détournement par des élites et des pouvoirs extérieurs qui ne souhaitent pas son ancrage, et de leur propre suicide si elles ne s’accompagnent pas de résultats concrets positifs en matière de bien-être pour les populations. Pendant ce temps-là, l’Afrique a besoin de régimes qui soient à la fois démocratiques et efficaces dans la production et la consolidation d’États effectifs et efficaces. »

Malheureusement, on est au cœur du moment du reflux autoritaire et je dois dire qu’en 2015, je ne pouvais imaginer que ce reflux prendrait la forme d’une série de coups d’État militaires et d’une fragmentation politique sans précédent de la communauté ouest-africaine incarnée par la CEDEAO.

Alors oui, nous devons partir de l’examen des pratiques politiques réelles dans les pays de la région pour repenser les institutions en faisant enfin preuve d’audace et de créativité. Mais il ne s’agit pas de réduire l’ambition démocratique. Au contraire, il s’agit de se fixer des objectifs encore plus ambitieux : doter les pays de la région d’institutions politiques démocratiques qui maximisent en même temps les chances de disposer d’États efficaces et de sociétés unies, apaisées et concentrées sur l’essentiel, la préservation de leur avenir.

Mais dans l’immédiat, de grâce, arrêtons de reprocher à un modèle démocratique qu’on a choisi largement de ne pas appliquer, en violant régulièrement les principes inscrits dans les textes constitutionnels, de ne pas produire les résultats escomptés. C’est comme refuser de prendre tous les médicaments prescrits par un médecin pour soigner une maladie, faire son propre tri entre les médicaments qu’on souhaite prendre et écarter les autres, et accuser ensuite le médecin d’incompétence parce qu’on n’est pas guéri. C’est faire preuve d’une formidable malhonnêteté intellectuelle.

Ce n’est pas à cause de la démocratie, ni d’ailleurs de la France, de l’Occident, de la Chine, de la Russie ou de qui que ce soit d’autre, si on ne peut pas faire fonctionner correctement un service d’accueil dans un ministère, maintenir un minimum de propreté dans les toilettes des bâtiments abritant des institutions publiques, commencer une réunion ou séminaire sans attendre pendant une heure ou deux l’arrivée d’un ministre ou d’un haut fonctionnaire, délivrer un document administratif aux usagers sans leur faire perdre une demi-journée…

C’est en travaillant chaque jour à transformer le fonctionnement de nos États, de nos entreprises, de toutes nos institutions publiques et privées, y compris bien sûr les institutions de défense et de sécurité, en redonnant l’envie du travail bien fait, le désir d’excellence aux jeunes et à tous, la volonté d’apprendre tous les jours, qu’on construira, brique par brique, les fondations de la stabilité et de la prospérité partagée dans notre partie du monde. Ce n’est certainement pas en faisant chaque année un nouveau coup d’État dans un pays de la région, en détricotant l’intégration régionale relativement avancée de l’Afrique de l’Ouest et en faisant croire à des masses de jeunes légitimement frustrés, privés d’éducation, de perspectives et abreuvés de fausses informations, de manipulations et d’opinions tranchées, que la souveraineté et la dignité se gagnent par des slogans.

Texte publié initialement sur la page LinkedIn de Gilles Yabi

Économiste et analyste politique, Gilles Olakounlé Yabi est le président du Comité directeur de WATHI, le laboratoire d’idées citoyen de l’Afrique de l’Ouest. Il a été journaliste et directeur pour l’Afrique de l’Ouest de l’organisation non gouvernementale International Crisis Group.

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