Vers un procès stalinien, une parodie de justice au Niger ? C’est le moins qu’on puisse dire sur la posture de la Cour d’Etat qui semble verrouiller l’instruction du dossier sur la levée d’immunité du Président Bazoum. L’Autre Républicain a eu copie des arguments imparables de la Défense de Mohamed Bazoum.
Messieurs les Présidents,
Mesdames et Messieurs les Hauts Magistrats des
Chambres réunies,
Je sollicite qu’il vous plaise, au nom et pour le compte de mes Confrères Me Mohamed Seydou Diagne, Avocat au Barreau du Sénégal et Me Brahim Ebety, Ancien Bâtonnier du Barreau de Mauritanie, constitués à mes côtés, de bien vouloir rabattre le délibéré prévu pour l’audience du 10 Mai 2024 dans l’affaire ci-dessus référencée pour les motifs ci-après :
Il vous souviendra que dès l’ouverture de l’audience du 05 Avril 2024 de votre juridiction, je suis venu à la barre pour vous demander courtoisement la parole aux fins de présenter mes observations orales telles que contenues dans nos lettres de constitution reçues en votre Cabinet le 04 Avril 2024 à 09 h 45 mn.
Vous m’aviez répondu « après, Maître ».
Peuvent en témoigner de ce fait les autres Membres de la Cour.
Et c’est alors que vous avez donné la parole au Ministère Public qui vous a répondu dans un premier temps, « l’avocat d’abord » et vous lui avez répondu « après, allez-y ».
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C’est ainsi que le Ministère Public a présenté ses réquisitions tendant à la jonction des deux (02) procédures objet de la saisine de votre juridiction, la requête du juge d’instruction au tribunal militaire et celle relative à la requête de l’Adjoint au Commissaire du Gouvernement près le même tribunal.
Je me suis approché une deuxième fois à la barre pour solliciter la parole aux fins de présenter mes observations orales.
Vous m’aviez répondu : « je vous ai dit après Mr le Bâtonnier ».
Peuvent en témoigner de ce fait également les autres Membres de la Cour.
Vous n’étiez pas sans ignorer que nos demandes avaient un caractère préjudiciel et qu’elles devaient être présentées avant que le débat sur le fond ne soit lié.
Votre juridiction, les Chambres réunies, ayant plénitude de juridiction en la matière, il vous appartenait de statuer sur nos demandes in limine litis, soit en les accueillant, soit en les joignant au fond avant de donner la parole aux Conseillers-rapporteurs pour leur rapport et au Ministère Public pour ses réquisitions.
Si je n’ai pas réagi sur le champ c’est par respect dû aux juridictions conformément au serment que j’ai prêté il y’a de cela trente-sept (37) années et éviter un incident d’audience somme toute inutile au vu de la tournure que prenaient les évènements.
Nos demandes, telles que contenues dans nos lettres de constitution susvisées, n’étaient pas dépourvues de base légale.
En effet, l’article 141 de l’Ordonnance n° 2023-11 du 05 Octobre 2023 déterminant l’organisation, les missions et le fonctionnement de la Cour d’Etat dispose que :
« Les parties ou leurs conseils peuvent prendre connaissance au greffe de la Cour, sans déplacement, des pièces du dossier ».
Il résulte de ce prescrit que notre droit d’avoir accès au dossier est intangible, tout comme le droit de communiquer avec notre client.
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Comment peut-il en être autrement lorsque votre propre rôle de l’audience du 05 Avril 2024 désigne comme étant les parties à l’affaire le Ministère public contre Mohamed BAZOUM ?
Il était de la responsabilité de votre Cour de s’assurer que Mohamed BAZOUM et, à tout le moins ses Conseils, soit notifié valablement de la procédure en cours de levée d’immunité afin que le dossier puisse être consulté et qu’il puisse communiquer librement avec ses avocats. Cette obligation, qui incombe à votre juridiction, découle du Règlement n° 05 de l’UEMOA relatif à l’harmonisation des règles régissant la profession d’avocat dans l’espace UEMOA qui exige que « devant toute juridiction et en tout état de procédure, la représentation des personnes physiques ne peut être assurée que par les Avocats ».
En ne vous assurant pas du respect de ce principe, votre Cour méconnaît gravement les droits absolus de la défense.
Les principes directeurs du procès pénal issus des textes internationaux comme la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme[1] et la Charte Africaine des Droits de l’Homme et des Peuples[2] ratifiées par le Niger (instruments consacrés dans l’article 1er de l’Ordonnance n° 2023-02 du 28 Juillet 2023 à valeur constitutionnelle portant organisation des pouvoirs publics pendant la période de transition) imposent le strict respect des droits de la défense.
Ainsi l’article 14, alinéa 3 b), du Pacte international relatif aux droits civils et politiques exige que toute personne accusée d’une infraction pénale ait droit « à disposer du temps et des facilités nécessaires à la préparation de sa défense et à communiquer avec le conseil de son choix » (nous soulignons).
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Le droit à un conseil est d’ailleurs précisé dans les Directives et Principes sur le Droit à un Procès Équitable et à l’Assistance Judiciaire en Afrique : le droit à un conseil « doit pouvoir être exercé à toutes les phases d’une procédure pénale, notamment durant les mesures d’instruction, les périodes de détention administrative et le jugement en première instance et en appel ». A de nombreuses reprises, la Cour africaine des droits de l’Homme et des peuples a eu à rappeler à certains Etats le respect strict de ce droit absolu[3].
Il serait inadmissible, voire stupéfiant, que la plus Haute Juridiction du NIGER puisse rendre une décision favorable à la levée de l’immunité du Président BAZOUM sans se poser la question fondamentale et légale de la qualité d’ancien président que la clameur publique lui a conférée de facto du seul fait qu’un événement inique survenu le 26 Juillet 2023, somme toute constitutif d’infraction criminelle au sens de l’article 78 du Code pénal nigérien[4] l’empêche d’exercer la plénitude du pouvoir qui lui a été dévolu par le Peuple Nigérien souverain au soir du 21 mars 2021[5] pour un mandat de cinq (5) ans à compter du 02 Avril 2021 à 00 Heure.
En effet, il résulte de l’article 53 de la Constitution du 25 Novembre 2010 que pour avoir la qualité d’ancien Président il faut :
- Etre décédé ;
- Avoir démissionné ;
- Encourir la déchéance ou un empêchement absolu ;
- Refuser d’obtempérer à un arrêt de la Cour Constitutionnelle constatant une violation par celui-ci (le Président) des dispositions de la Constitution.
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Il est de droit que le Président BAZOUM ne se trouve dans aucun de ces cas, par conséquent, il ne saurait avoir de jure la qualité d’ancien président de la République au sens de l’article 3 de la loi 94-003 du 03 février 1994 fixant le régime applicable à la pension des anciens Présidents de la République[6].
Alors même qu’il est de notoriété publique sur toute la planète Terre que le Président BAZOUM est, depuis le 26 juillet 2023, gardé à vue, mis en état d’arrestation et entendu sur procès-verbal du 15 Novembre 2023 qui se trouve dans votre dossier, le tout en violation du même article 3 susvisé, car votre délibéré pour la levée de l’immunité n’interviendra que le 10 mai 2024 (soit neuf – 9 – mois et quatorze – 14 – jours de détention arbitraire) !!!
Je ne peux m’imaginer un seul instant que la plus Haute Juridiction de mon pays, au sommet de la hiérarchie judiciaire, puisse faire une application distributive et discriminatoire de l’article 3 susvisé pour couvrir un arbitraire sans limite.
Ayez foi à mettre en œuvre le sacro-saint principe de « l’égalité des citoyens devant la Loi » tel que contenu dans l’article 1er de l’Ordonnance n° 2023-02 du 28 Juillet 2023 citée plus haut pour être en adéquation avec la devise de votre propre juridiction : « Dura Lex Sed Lex » inscrite en lettres d’or sur le frontispice de votre salle d’audience.
Si contre toute attente, la Cour devrait statuer dans le sens d’une levée de l’immunité, elle aura non seulement légalisé un véritable recel de malfaiteurs mais aussi un blanchiment des évènements du 26 juillet 2023 au sens de la loi pénale en vigueur.
Rendre une Justice indépendante et impartiale ne peut, ni ne doit, s’accommoder avec «les petits arrangements judiciaires intéressés entre amis circonstanciels » si tant est qu’elle est rendue au « Nom du Peuple Nigérien » (les vingt-six millions de citoyens nigériens) et non au bénéfice d’une fraction de ce Peuple qui a confisqué la Souveraineté Nationale par la force des canons.
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Rentrez dans l’Histoire en vous inspirant du comportement noble et édifiant de la Cour Constitutionnelle présidée par Mme Salifou Fatimata Bazèye qui a retoqué en 2009 l’initiative référendaire du Président TANJA pour prolonger son mandat[7].
Le chemin de la légalité, de l’honneur et de la dignité c’est cette décision de votre jeune collègue, juge des référés au bas de la hiérarchie judiciaire, qui a eu le courage de statuer le 06 octobre 2023 que la détention du Salem BAZOUM (qui était dans la même situation juridique que ses père et mère) était arbitraire et ordonné sa mise en liberté immédiate.
Des anciens Présidents et Chefs d’Etat, il y en a au Niger, des futurs anciens Présidents et Chefs d’Etat, il y en aura également. N’ouvrez pas « la boîte de pandore ».
Lorsque vous allez rentrer dans le secret de vos délibérations, ayez en mémoire les termes de votre serment : « Je jure de bien et fidèlement remplir la fonction dont je suis inverti, de l’exercer en toute impartialité dans le respect des lois et règlements en vigueur, … et de me conduire en tout comme un digne et loyal magistrat ».
La loyauté dont il s’agit ici c’est celle à l’égard de la Loi et des Parties qui vous impose d’exercer au besoin votre « devoir d’ingratitude » à l’égard de ceux qui vous ont nommé à cette lourde charge.
Et ce sera Justice.
Pour la défense de Mohamed BAZOUM
Me Moussa COULIBALY
Ancien Bâtonnier
[1] Article 10 DUDH
« Toute personne a droit, en pleine égalité, à ce que sa cause soit entendue équitablement et publiquement par un tribunal indépendant et impartial, qui décidera, soit de ses droits et obligations, soit du bien-fondé de toute accusation en matière pénale dirigée contre elle. »
Article 11.1 DUDH
« Toute personne accusée d’un acte délictueux est présumée innocente jusqu’à ce que sa culpabilité ait été légalement établie au cours d’un procès public où toutes les garanties nécessaires à sa défense lui auront été assurées. »
[2] Article 7.1 de la Charte africaine des droits de l’Homme
« 1. Toute personne a droit à ce que sa cause soit entendue.
Ce droit comprend :
a) Le droit de saisir les juridictions nationales compétentes de tout acte violant les droits fondamentaux qui lui sont reconnus et garantis par les conventions, les lois, règlements et coutumes en vigueur ;
b) Le droit à la présomption d’innocence, jusqu’à ce que sa culpabilité soit établie par une juridiction compétente ;
c) Le droit à la défense, y compris celui de se faire assister par un défenseur de son choix ;
d) Le droit d’être jugé dans un délai raisonnable par une juridiction impartiale. »
[3] Achutan (on behalf of Banda) and Amnesty International (on behalf of Orton and Vera Chirwa) v. Malawi, African Commission on Human and Peoples’ Rights, Comm. Nos. 64/92, 68/92, and 78/92, 1995; Egyptian Initiative for Personal Rights and Interights v. Arab Republic of Egypt, 334/06, 3 mars 2011; Malawu African Association and others v. Mauritania (Comm n°54/91, 61/91, 98/93, 164-196/97 et 210/98), 11 mai 2011;
Avocats sans Frontières (on behalf of Gaëtan Bwampamye) c/ Burundi, 231/99, 6 novembre 2000;
Abdel Hadi, Ali Radi and Others v. Republic of Sudan, 368/09, 5 novembre 2013
[4] Article 78 du Code Pénal :
« L’attentat dont le but aura été soit de détruire ou de changer le régime constitutionnel, soit d’exciter les citoyens ou habitants à s’armer contre l’autorité de l’Etat ou de s’armer les uns contre les autres, soit à porter atteinte à l’intégrité du territoire national sera puni de l’emprisonnement à vie.
L’exécution ou la tentative constitueront seules l’attentat».
[5] Extrait du dispositif de l’Arrêt N° 23/CC/ME du 21 mars 2021 rendu par la Cour Constitutionnelle du NIGER : « Déclare par conséquent élu Président de la République du Niger Monsieur MOHAMED Bazoum pour un mandat de cinq (05) ans à compter du 02 Avril 2021 à 00 Heure ».
[6] Article 3 de la Loi 94-003 du 3 février 1994 :
« Les anciens Présidents de la République jouissent de l’inviolabilité et de l’exemption de juridiction. Sauf cas de flagrant délit, ils ne peuvent être entendus, mis en état d’arrestation, gardés à vue, ni poursuivis qu’après la levée de l’immunité qui pourra être ordonnée par la Cour Suprême toutes Chambres réunies ».
[7] Extrait du dispositif de l’Arrêt n° 04/CC/ME du 12 juin 2009 rendu par la Cour Constitutionnelle du NIGER :
« Annule le décret n° 2009-178/PRN/MI/SP/D du 5 juin 2009 portant convocation du corps électoral pour le référendum sur la Constitution de la VIe République ».