Au Sahel, le coup d’état militaire intervenu au Niger, le 26 juillet dernier, est le 6ème du genre, depuis 2020, dans cet espace en proie à une crise sécuritaire inédite, après ceux enregistrés au Mali, au Burkina Faso et au Tchad voisins; mais, il se singularise de ceux-ci tant par son mode opératoire, à savoir la séquestration du Président par sa propre garde, que par les circonstances de sa survenue, marquées par l’absence de tensions sociales ou politiques visibles. Ce coup d’état militaire a surpris tous ceux qui, à l’intérieur comme à l’extérieur, se sont refusé à considérer sérieusement le risque de voir la crise politico-sécuritaire ouvrir la voie à un retour au pouvoir des militaires un peu partout au Sahel, y compris au Niger, pays considéré comme le plus résilient de l’espace sahélien.
Au cours des dix (10) dernières années, il faut dire que la plupart des acteurs internationaux sont restés fortement attachés à l’idée, vendue par certains experts, que le Niger représente une certaine exception au Sahel : d’abord, du fait de sa stabilité politique, puisqu’il n’a pas connu une rupture violente de l’ordre constitutionnel depuis 2010; et ensuite, du fait de sa relative résilience face aux attaques des groupes armés, qui opèrent sur plusieurs fronts, notamment à l’Est et à l’Ouest. Ces deux éléments de contexte, associés au fait que le pays a connu récemment la première transmission pacifique du pouvoir entre deux présidents, ont contribué à forger ce qu’il convient de considérer à présent comme le mythe de l’exception nigérienne ; et c’est ce mythe qui s’est effondré le 26 juillet dernier, de façon plutôt brutale, au grand bonheur de ceux et celles qui rêvent de voir le pays renouer avec l’autoritarisme d’antan.
A la faveur de ce coup d’état, il est apparu qu’un nombre significatif de citoyens de ce pays ne sont pas loin de croire qu’un régime militaire est mieux placé qu’un régime civil pour relever les grands défis du moment ; comme essaient de le faire admettre certains soutiens intellectuels de la junte militaire, à travers des analyses soutenant que l’avènement de la démocratie a été un facteur sérieux de déstabilisation des États au Sahel. Les événements de ces derniers mois ont, en tout cas, montré que le soutien au coup d’état militaire ne se nourrit pas seulement ici des rancœurs accumulées au cours des douze (12) années de gestion du pays par le PNDS-Tarrayya ou de la colère suscitée par les sanctions et menaces de la CEDEAO ; il se nourrit également d’un procès en règle du modèle même de la démocratie représentative, présentée comme un produit importé, sinon comme un véritable cheval de Troie des Occidentaux, qui ne servirait qu’à diviser pour mieux régner au Sahel.
Contexte international favorable
Après le Mali et le Burkina Faso, on peut donc affirmer, de ce fait même, que le Niger semble bien parti pour refaire durablement l’amère expérience d’un pouvoir militaire, qui pourrait s’avérer bien plus redoutable que ceux qu’il a connu dans un passé récent ; même si l’espoir de voir les acteurs nationaux et régionaux se mobiliser pour transformer la crise ouverte par le coup d’état du 26 juillet en une opportunité de remettre la démocratie sur les rails, ne s’est pas totalement éteint. Cette crise, faut-il le rappeler, a été un révélateur des divisions et clivages divers qui traversent la société nigérienne ; en même temps qu’elle a permis à beaucoup de Nigériens de prendre conscience de l’intérêt que portent à leur pays les grandes puissances internationales. Les diverses réactions au coup d’état militaire, aussi bien à l’intérieur qu’à l’extérieur du pays, ont été très riches en enseignements ; elles ont mis en lumière le jeu d’intérêts des grandes puissances et la capacité des acteurs nationaux à s’y insérer avec leurs propres agendas.
Ainsi, dès les premiers jours du coup d’état militaire, il est apparu clairement que les militaires putschistes et leurs soutiens civils sont bien conscients des enjeux de la crise en cours pour les puissances extérieures ; de même qu’il est loisible de constater qu’il ne leur a pas échappé que le contexte international actuel, marqué par des fortes rivalités entre ces dernières, offre quelques marges de manœuvre pour se maintenir au pouvoir. Les faits montrent que les militaires nigériens, en perpétrant leur coup d’état, n’ont pas perdu de vue deux facteurs dont ils pourraient tirer profit : d’abord, la difficulté pour les puissances extérieures, bien qu’unanimes à condamner la prise du pouvoir par la force, à s’entendre sur la marche à suivre pour les obliger à retourner dans leurs casernes; ensuite, l’existence d’un potentiel réel de soutien à des projets de restauration autoritaire de la part de certaines puissances telles que la Russie et la Chine qui ne les appréhendent pas comme une menace à leurs intérêts stratégiques.
Outre ces deux facteurs importants, il convient de noter que les militaires putschistes et leurs soutiens civils n’ont pas également perdu de vue l’existence au sein de l’opinion sahélienne d’un ressentiment profond à l’égard des puissances occidentales présentes sur le terrain. Comme leurs homologues du Mali et du Burkina Faso, ils ont bien compris que ce ressentiment, qui se double d’une forte demande de souveraineté, peut servir de levier à la fois pour légitimer localement leur irruption sur la scène politique et pour mettre sur la défensive toute puissance qui s’y opposerait; et c’est bien tenant compte de cette donne, ainsi que des craintes légitimes que suscite la menace d’intervention militaire de la CEDEAO, à présent abandonnée, qu’ils se sont empressés à placer la question de la présence des forces extérieures, en particulier françaises, au cœur des enjeux de la crise ouverte par leur prise du pouvoir. Cette stratégie a été payante ; elle a permis de rallier à la junte des larges pans de la population.
Odeur de pétrole
Aujourd’hui, après avoir obtenu le départ des forces françaises présentes dans le pays depuis bientôt une décennie, la junte militaire nigérienne espère encore tirer profit des sanctions et menaces de la CEDEAO pour continuer à souder derrière elle les forces armées et des larges pans de la population; mais, elle semble bien consciente que nombre de ses propres soutiens, civils comme militaires, attendent également des signaux clairs indiquant qu’elle n’est pas le bras armé de l’ancien Président Issoufou Mahamadou qui cristallise toutes les rancoeurs nées des 12 années de gestion du pays par son parti, le PNDS-Tarrayya. Les manifestations des mois précédents, dont le thème principal était le départ immédiat des forces françaises du Niger, ont été l’occasion pour certains de rappeler à la junte que leur soutien ne lui sera définitivement acquis que si elle prend ses distances d’avec l’ancien Président, accusé d’être l’instigateur même du putsch du 26 juillet.
Au cours des deux années de pouvoir du président Bazoum, les observateurs de la scène politique nigérienne ont pu noter déjà combien l’influence de l’ancien président Issoufou a pu peser négativement sur la volonté de son successeur d’améliorer la gouvernance du pays. La politique d’ouverture et de dialogue, initiée par le président Bazoum dès son entrée en fonction, s’est heurtée à deux obstacles importants : d’abord, le manque de soutien clair de son camp politique, à commencer par son propre parti, le PNDS-Tarrayya, dont le véritable chef, Issoufou Mahamadou, appréhendait largement cette politique comme une menace pour ses intérêts; et ensuite, les hésitations des acteurs sociaux et politiques les plus significatifs qui, le jugeant lui-même plutôt inféodé à son prédécesseur, n’ont pas voulu s’engager à fond avec lui. La vérité c’est que le président Bazoum, qui s’est fait élire sous le signe de la continuité (son slogan de campagne était « Consolider et avancer »), a manqué de rendre explicite sa volonté de rompre d’avec la politique de son prédécesseur.
Certes, sa volonté de privilégier le dialogue plutôt que la confrontation avec les acteurs politiques et sociaux, contrairement à son prédécesseur, était bien claire pour tous ; mais, il n’a pas pu la matérialiser à travers des initiatives concrètes visant à rechercher un consensus large des élites face aux énormes défis auxquels le pays est confronté. L’enjeu politique et économique que représente ce large consensus des élites pour un pays comme le Niger a été brillamment souligné, à la suite de nombreux acteurs nationaux, par l’économiste britannique Stefan Dercon, lors d’une conférence qu’il a animée à Niamey en novembre 2022. L’auteur de « Gambling on development » note à ce propos que les pays qui ont réussi à améliorer leurs économies et le niveau de vie de leurs populations sont ceux où les élites ont établi entre elles des accords formels ou informels tournés résolument vers la croissance et le développement inclusifs.
Selon Stefan Dercon, le problème du Niger, qui fait partie des pays dont les économies stagnent et où le nombre de pauvres est toujours en augmentation, réside dans le fait que ses élites n’ont pas réussi à établir entre elles des tels accords ; et on peut supputer que c’est la perspective de voir les élites y arriver, afin de mieux tirer profit de la relative stabilité du pays et des opportunités liées à l’exploitation du pétrole, qui s’est éloignée avec le coup d’état du 26 juillet. Le retour des militaires sur la scène politique, avec la complicité manifeste de ceux qui ont profité des années de stabilité pour transformer l’État du Niger en État clientéliste, ne fera que réduire les chances du pays de tirer avantage d’une conjoncture historique jusqu’ici favorable ; car, même si le pays peut toujours espérer engranger des revenus substantiels de l’exportation du pétrole brut, il restera, au vu des appétits qu’ils suscitent déjà, à relever le défi d’en assurer une gestion transparente et orientée vers la réduction des inégalités.
A ce propos, il n’est pas superflu de relever que le risque est grand de voir les revenus futurs de l’exportation du pétrole brut servir d’abord à consolider les assises d’un nouveau pouvoir autoritaire ; comme on le voit bien dans nombre de pays, en Afrique et ailleurs, où les rentes de l’extractivisme ont nourri des vocations autoritaires et renforcé des systèmes clientélistes excluant la majorité de la population. La probabilité que l’argent futur du pétrole serve à « parier sur le développement », ainsi que le recommande l’économiste britannique, reste donc très faible ; surtout au regard de la dégradation continue de la situation sécuritaire dans le pays et de la volonté affichée de la junte militaire à privilégier l’option du « tout sécuritaire ». Cette situation suggère que les revenus futurs du pétrole pourraient également être engloutis en grande partie par des dépenses militaires et de sécurité ; alors même que les populations fondent l’espoir de les voir investis dans l’amélioration de leurs conditions d’existence, qui sont des plus précaires.
Le poker menteur
Quoiqu’il en soit, il est important de garder à l’esprit que le retour au pouvoir des militaires au Niger, comme au Mali et au Burkina Faso d’ailleurs, n’est pas seulement le symptôme d’une crise de la démocratie ; il est aussi la sanction de l’échec de tout ce qui a été entrepris jusqu’ici pour vaincre les groupes armés, à commencer par le déploiement sur le terrain des forces extérieures, qui n’a pas permis de faire reculer l’insécurité dans les pays. La rhétorique des militaires putschistes, au Niger comme au Mali et au Burkina Faso, est claire sur ce sujet ; elle impute cet échec aux dirigeants civils, accusés d’avoir fait des mauvais choix, et aux forces extérieures, présentées comme des complices des groupes armés. L’enjeu pour les militaires putschistes n’est pas seulement d’éluder la part de cet échec qui incombe aux forces de défense et de sécurité nationales ; il s’agit surtout de se poser en libérateurs providentiels des peuples auxquels les dirigeants civils et leurs alliés extérieurs n’ont pas pu assurer la sécurité qu’ils étaient en droit d’attendre.
A Niamey, comme à Bamako et Ouagadougou, il est frappant de constater que les prétoriens sont aujourd’hui célébrés comme des héros. Les voix critiques, même lorsqu’elles arrivent à s’exprimer, ne sont pas très audibles ; elles se perdent dans le concert de la propagande patriotique orchestrée par les militaires et leurs soutiens civils. Le climat politique dans ces capitales montre bien que le risque est grand de voir ces pays du Sahel basculer durablement dans l’autoritarisme d’antan. La situation est déjà inquiétante au Mali et au Burkina Faso où, en parallèle à l’appareil répressif de l’État, des escouades de partisans chauffés à blanc se chargent de réduire au silence toute voix dissidente. Le devoir de tous ceux et celles qui se soucient du devenir du Sahel n’est donc pas seulement, dans ces conditions, de s’opposer à la prise du pouvoir par la force et aux dérives autoritaires que l’on observe déjà ; mais aussi, de rejeter fermement la prétention des militaires à faire aboutir l’option du « tout sécuritaire » qui a échoué avec les pouvoirs civils.
Aujourd’hui, quatre (4) mois après le retour des militaires au pouvoir, il est loisible à chacun de constater que la situation sécuritaire ne s’est point améliorée au Niger ; elle s’est plutôt dégradée de façon marquée, avec un nombre particulièrement élevé de morts et de blessés dans les rangs des forces de défense et de sécurité. La ferveur populaire des premiers jours semble progressivement retomber ; et la junte militaire semble elle-même très anxieuse. Ceux qui ont cru que le coup d’état du 26 juillet emporterait le « système PNDS » sont aujourd’hui de plus en plus sceptiques ; ils constatent, avec parfois beaucoup d’amertume, que la junte ne s’est pas encore émancipée de l’ancien Président Issoufou Mahamadou. Certes, le bloc du pouvoir PNDS-Tarrayya est désormais fragmenté, avec d’un côté, le Président Mohamed Bazoum, toujours séquestré dans sa résidence, et de l’autre, l’ancien Président Issoufou, protégé par son ancien chef de sécurité ; mais, très peu de personnes lucides sont prêtes à parier qu’il ne va se reconstituer autour du général Tiani, ainsi que le suggère l’activisme des partisans de « l’homme de Dandaji », qui ne désespère pas visiblement de revenir au-devant de la scène, voire de rempiler.
A.T. Moussa Tchangari